Qu’est que c’est que la religion, et comment fonctionne-t-elle par rapport à des nouveaux peuples ? Qui se passe-t-il quand une nouvelle religion se heurt contre des vieux croyances, et pourquoi mettrait-on sa vie en jeu pour « sauver les âmes » de ceux que l’on considère infidèles ? Ce sont toutes des questions qui lient l’histoire des produits des pensées de l’homme à celle du monde. À travers un survol des missions catholiques au Tonkin, on relèvera quelques points essentiels de cette histoire de la religion enracinée dans la civilisation, ou plutôt l’essaie de l’enfoncer dans une région où se trouvent un peuple et une culture qui ont déjà un système de croyances qui marche pour ce peuple et cette culture.
Quels sont les problèmes, donc, d’essayer de semer ces nouvelles idées dans un nouveau contexte ? Comment se sont-ils « résolus » dans le cas présent ? Dans certains cas, la réponse à ces problèmes n’était-elle une contradiction qui a empêché de la part des missionnaires de ne jamais trouver une réponse satisfaisante contre leurs vœux et leurs désirs ? Après avoir brièvement examiné la situation de l’Église au XVII° siècle relative à la découverte de nouveaux mondes où l’on pouvait évangéliser, on passera à un survol des endroits (villes, ports, etc.) les plus importants dans cette histoire, afin de mieux se situer dans l’analyse des questions et des problèmes auxquels les missionnaires du XVII° et XVIII° siècles se sont confrontés.
L’Eglise catholique située à Rome, après s’être installée parmi les populations d’Europe, se trouva confronté à l’ouverture de divers pays dans les quatre coins du monde. Elle se trouva également sans les moyens de répandre toute seule la foi chrétienne dans tous ces nouveaux endroits, et donc elle exerça son pouvoir en Europe pour que la foi chrétienne travers les océans avec les voyageurs étant déjà envoyés par les royaumes occidentaux. Les rois et les princes des royaumes européens, tel le Portugal dans la période étudiée, convaincus ou presque que leur pouvoir leur était accordé par Dieu même, furent donc liés à « l’œuvre de l’évangélisation ».[1] Il y avait quand même une sorte de subordination de l’Eglise au roi, mais ce fait ne gênait personne car « à l’époque tous reconnaissaient au souverain une part d’autorité spirituelle »[2], et donc une obligation d’évangéliser.
Cette histoire, théoriquement viable, se montra dans le XVII° siècle néanmoins liée aux caprices de l’histoire, car elle supposait que le pouvoir ne changerait pas, lorsque il ne reste pas stable au cours des siècles. Aussi l’Eglise commença-t-elle à reprendre ce pouvoir dans les années où les missions au Tonkin furent entreprises, ce qui va porter sur le déroulement de l’histoire de la chrétienté en Indochine aux XVII° et XVIII° siècles. Comme le dit Chappoulie, « le glas de la puissance portugaise sonnait aux Indes orientales »[3], et, ayant perdu cette base de pouvoir sur laquelle l’Eglise pouvait compter pour répandre la foi chrétienne, elle devait trouver d’autres moyens pour continuer l’évangélisation de ce coin du monde nouvellement connu par les Occidentaux.
Aussi fonde-t-elle la Propagande en 1622, l’entité à travers laquelle l’Eglise allait assumer encore « le charge de promouvoir la foi catholique aussi bien parmi les païens que parmi les hérétiques »[4], car la puissance du Portugal fut en train de décliner, laissant un trou de pouvoir que l’Eglise remplit en donnant la tâche de l’évangélisation directe à la Congrégation de la Propagande.[5] « La première tâche, dit Chappoulie, de la nouvelle congrégation serait de mettre sous son autorité le personnel missionnaire qui à peu près tout entier dépendait des patronats espagnols ou portugais »[6].
On verra que cette nouvelle dynamique va traduire une concurrence entre les groupes différents de religieux dans au Tonkin, et va prévoir les plusieurs sortes de tensions qui existeront entre eux.
Avant d’aborder les divers questions des conflits et désaccords qui se déroulent au cours des missions au Tonkin, voici quelques repères chronologiques :
En 1614, la mission mondiale catholique subit une catastrophe au Japon, à savoir le bannissement de tous les missionnaires, suivi par la mort de 61 personnes liées à la mission, considérées martyrs pour leur foi. Suite à cette expulsion du Japon les missionnaires dans la région cherchent un nouvel endroit pour continuer leur évangélisation, et trouvent la côte de la péninsule indochinoise. Une première messe est célébrée au port de Tourane en Cochinchine en 1615 par les deux religieux Buzomi et Carvalho.[7]
En 1666 arrive au Tonkin le premier missionnaire français, M. Deydier.
On reprendra les dates importantes du reste du XVII° siècle et le début du XVIII° lors d’une discussion des difficultés face aux missionnaires au Tonkin, mais pour finir les repères on ajoute 1737 où on peut situer définitivement la dissolution du lien entre Thang-long (Hanoï) et les campagnes, suite à des révoltes et le début d’une période dure pour la seigneurie du Tonkin face à des mobilisations autour du moine Nguyên Duong Hung.[8] Tandis que la seigneurie tonkinoise continue à tâcher de s’occuper de ce qu’elle aperçoit comme les problèmes d’avoir dans le pays les missionnaires chrétiens, vu en gros le vrai danger ne se trouve plus chez les activités des missionnaires mais plutôt dans le cœur et dans les fondations du Viêtnam.
Etant situé un peu dans l’histoire des missions au Tonkin aux XVII° et XVIII° siècles, on va ensuite regarder les problèmes que les missionnaires ont subis pendant leur évangélisation au Tonkin. On verra aussi que quelques contradictions surfacent également. Avant d’aborder ces question, il est nécessaire de dire qu’il est difficile d’extraire nettement les problèmes qui restaient internes aux groupes de missionnaires de ceux qui touchaient la vie du viêtnamien quotidienne, et autant des problèmes qui se présentèrent face aux autorités viêtnamiennes. Cependant, en les classant ainsi on a tâché de choisir l’élément le plus saillant plus classer un événement, mais une faiblesse de cette analyse est que l’on ne voit plus le contexte historique clair (comme dans toutes les sources consultées) qui a entraîné ces événements particuliers. Néanmoins, la valeur d’une telle analyse est qu’elle tâche de tracer la distinction entre les différentes sortes de problèmes, ce qui permet de discerner les champs d’interaction différents qui les ont produits.
D’abord il y a les problèmes « internes » aux groupes de missionnaires. Comme les jésuites étaient les premiers à célébrer la Messe au Viêtnam, ils avaient déjà converti beaucoup d’indigènes avant l’arrivée les missionnaires nationaux. Il y avait, donc, un conflit immédiat entre les vicaires apostoliques, dirigés par la Propagande à Rome, et les autorités portugaises. Un témoignage nous en fait part : « Deux choses empêchent la propagation de la foi : d’abord la discorde qui chaque jour va croissant entre évêques et religieux, entre réguliers et jésuites ; puis la cupidité de nombreux missionnaires qui ne cherchent qu’à amasser des richesses et à les emporter en Europe »[9]. L’animosité donc entre les deux groupes de religieux et éventuellement entre les gens convertis respectivement par chaque groupe vont jouer un rôle important dans l’histoire des missions au Tonkin.
Un cas particulier illustre ce point. Il y avait un certain Paul de Abada, considéré un « principal » de la chrétienté tonkinoise,[10] qui au temps de l’arrivée du prêtre Deydier au Tonkin, tente de faire de sa fille une concubine au chua régnant.[11] Bien que ce premier fît des bonnes choses pour l’Eglise peut-être parmi les viêtnamiens comme indigène converti par les jésuites, sa manière de vivre n’était pas en accord avec les leçons de la Parole de Dieu, comprise par les religieux tel Deydier et bien évidemment Rome.
On trouve aussi des désaccords entre les instructions données aux indigènes par les jésuites et les opinions donc des nouveaux missionnaires. « Une chose dont je fus surpris, écrit Deydier, est que personne ne savait parler portugais ni connaître nos lettres ; ils me disaient que les Pères jésuites le leur défendaient » : là encore un obstacle à surmonter provenant des premiers enseignements des jésuites sur les terres viêtnamiennes.
Alors une rupture se présente aux cours de ces deux siècles « entre missionnaires français et jésuites et, plus encore, entre chrétientés fidèles aux premiers et aux seconds »[12]. Il semble que cette animosité ne soit pas limitée aux pratiques et manières de vivre chrétiennes, mais qu’il y avait même des intentions de tuer les chrétiens de l’affiliation opposante : après un dîner chez un chrétien du « parti jésuite », deux prêtres tombent malade et meurent éventuellement, le chrétien soupçonné de les avoir empoisonnés.[13]
Des autres désaccords, toujours internes aux limites des étrangers mais cette fois ci entre les chrétiens et les Hollandais, se révèlent. Toujours dans le jeu du commerce dans cette région, les Hollandais fondèrent la ville de Batavia en 1619, « dont la richesse et le prestige surpasseraient vite Goa », la ville important portugaise dont la splendeur est également attestée.[14] La brutalité des Hollandais envers les religieux, pour autant, était bien connue, ce qu’Alexandre de Rhodes a vu lui-même quand les Hollandais commirent un « sacrilège » avec des choses religieuses devant ses yeux.[15] Lui aussi était conduit en prison après avoir dit une messe à Batavia[16] ce qui ne permet pas de tenir une image des athées Hollandais comme complaisants envers les religieux.
Cependant, les Hollandais jouaient un rôle important dans quelques aspects de la vie des missionnaires au Tonkin. La voie de Batavia était considérée par les missionnaires « toujours … comme la première et la plus prompte pour les échanges avec l’Occident. C’est aussi par Batavia que doivent désormais transiter l’essentiel du courrier, du ravitaillement et la plupart des hommes entre le Tonkin et le Siam ou Manille »[17] . En outre, la fiabilité des navires hollandais était bien connue.[18]
On passe maintenant aux questions relevées par les relations dans le contexte religieux entre les missionnaires et les indigènes viêtnamiens.
Quant au traitement des missionnaires envers les pratiques rituelles déjà installées chez les indigènes, la Congrégation de la Propagande donna ces paroles :
« Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu’elles ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois la France, l’Espagne, l’Italie ou quelque autre pays d’Europe ? [noter dans la liste l’absence d’une mention du Portugal] N’introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi, cette foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d’aucun peuple, pourvu qu’ils ne soient pas détestables, mais, bien au contraire, veut qu’on les garde et les protège. »[19]
Voilà la deuxième des tâches principales données aux missionnaires par cette Congrégation, dont la première est de « créer un clergé autochtone » et la troisième de « ne prendre aucune décision importante sans en référer à Rome, et surtout ne procéder à aucun sacre d’évêque sans avoir reçu mandat de la Congrégation »[20]. Cette insistance sur les mœurs est intéressante car elle représente une des questions les plus importantes pour les missionnaires en gagnant les âmes pour la foi chrétienne. Comment savoir si une coutume locale nuirait aux principes inhérents à la foi chrétienne ? Pourtant, les missionnaires ne pouvaient – ou au moins pas tout de suite – interdite toute coutume du pays, car les paysans n’écouteraient pas le message apporté. Toutefois, cette question demeurera importante au cours des missions au Viêtnam.
Puisque le peuple du Viêtnam, situé près de la Chine, se trouve sous l’influence de ses voisins chinois et donc des mœurs et coutumes chinois, on trouve des tensions quand l’action des missionnaires s’appuie sur les autres religions importante dans l’état viêtnamien. La vue d’un missionnaire du confucianisme le décrie comme tendant « manifestement à l’athéisme et ouvr[ant] la porte à toutes sortes de vices, ne laissant qu’une vaine image et que l’ombre ou l’apparence de la vertu. » Pour compliquer davantage la situation, Cadière écrit que « la magie [dans la religions des Annamites], avec ses pratiques barbares ou ridicules, se mêle aux actes religieux les plus nobles »[21]. Que ces pratiques ressemblent à des actes nobles et barbares à la fois laisse une question difficile à résoudre : de permettre aux viêtnamiens ou pas de continuer les pratiques socioreligieuses auxquelles ils se sont accoutumés ?
En plus, le courant à l’époque quant au confucianisme était de le renforcer officiellement par des décrets « rappelant les principes éthiques néo-confucéens », des principes qui, à l’égard des missionnaires, n’harmonisaient pas avec la chrétienté.
Une constatation encore pire sur le Lao-tse, « la pire de toutes, comme étant la plus attachée au service du diable »[22].
Quant aux défunts, les paysans et les lettrés mêmes étaient toujours attachés au culte des ancêtres que les missionnaires voulaient qu’ils laissent. Mais cesser de « soulager et d’honorer les âmes de leurs parents trépassés » se présentera encore comme une pratique difficile à y renoncer. Et quand les nouveaux chrétiens essayèrent de suivre les conseils des missionnaires, ils étaient aussitôt punis,[23] ce qui aurait dû affaiblir les arguments des chrétiens.
Il semble cependant que la situation avec les pratiques rituelles des indigènes ne soit pas sans tout espoir. De Bourges, tenant compte des difficultés similaires mais pas tout à fait les pareilles confrontées en Chine quant aux cultes et pratiques déjà en rigueur, produit une liste des différences entre les pratiques au Viêtnam et dans la Chine. Celle-ci est reproduite ci-dessous pour montrer les particularités des questions auxquelles nos missionnaires étaient confrontés :
1. La cartouche de Kinh Tiên [la tablette avec les caractères « Respect au Ciel », semble-t-il proposée à la vénération des fidèles dans certaines missions de Chine] est inconnu dans cette mission ;
2. Aucun Tokinois, chrétien ou infidèle, ne se sert des mots de deus, de Tiên [Ciel] ou de Xang ti [L’Empereur d’en haut] pour signifier la divinité ;
3. On ne fait pas dans ce royaume les sacrifices en l’honneur de Confucius et des morts, qui se pratiquent à la Chine au printemps et à l’automne ;
4. Les chrétiens du Tonkin ne gardent aucune tablette en l’honneur des défunts ;
5. Aucun chrétien n’enseigne ici la philosophie des Chinois, ni aucun livre qui traite des idolâtries et de l’athéisme ;
6. On se conforme ici indifféremment aux deux décrets d’Innocent X et d’Alexandre VII selon les exigences des cas et des faits qui paraissent certains.[24]
Il est intéressant de remarquer que cette liste n’analyse les pratiques des viêtnamiens qu’à partir des pratiques déjà connues en Chine ; autrement dit, elle ne traite pas des coutumes particulières aux Viêtnamiens qui pourraient courir contre les lois chrétiennes.
Malgré ces différences, les missionnaires ont quand même bénéficié d’autres coutumes particulières aux viêtnamiens. Des achats de terre dits vente-engagements étaient « une importante source de subsistance des missionnaires et prêtres »[25]. Egalement, similarités avec le bouddhisme aidèrent les missionnaires à apprendre aux viêtnamiens certains rites chrétiens : « De même sont-ils [les Viêtnamiens] spécialisés dans la récitation de prières auprès des malades et des mourants pour les exorciser et les guérir, comme le font les moines bouddhiques et les taoïstes ; et la famille du malade leur offre, ensuite, repas et boissons »[26]. Aussi la situation n’était-elle pas complètement mauvaise pour les missionnaires vu les circonstances avec les coutumes et rites des indigènes, mais à la fin du compte les difficultés semblent dépasser les facilités.
L’établissement d’un clergé national était une idée beaucoup discutée parmi les missionnaires et leur supérieurs à Rome, mais en fin de compte ceci n’était plus une possibilité et l’idée était laissée.
Encore dans le texte de la Congrégation, les missionnaires sont chargés de « créer un clergé autochtone »[27]. En effet, le passage « capital » selon Guennou disait que « La principale raison qui a déterminé la Sacrée Congrégation de la Propagande à vous envoyer comme évêques dans ces région a été que, par tous les moyens et méthodiquement, vous vous efforciez d’instruire les jeunes gens pour les rendre aptes au sacerdoce, que vous leur confériez les saints Ordres, que vous les établissiez, en ces vastes région avec mission d’y servir le christianisme de tout leur cœur, sous votre direction »[28]. Le projet, alors, était établit.
L’établissement d’un clergé indigène était une des remèdes proposées pour améliorer les défauts dans les missions dans le Viêtnam, les Cochinchinois et les Tonkinois cités comme des gens qui « peuvent donner des sujets parfaitement aptes au sacerdoce »[29]. Et pourquoi s’y intéressait ? « L’indigène connaît mieux la langue, les mœurs, le caractère de sa nation » constate un récit.[30] En plus on argumentait avec les chiffres, et on renvoyait au sujet de l’échec au Japon :
« Rhodes exposait aux cardinaux de la Propagande qu’une chrétienté de 300.000 fidèles et qui s’accroît d’environ 15.000 âmes chaque année exigerait de l’Europe 300 prêtres au minimum. Où les trouver ? Où trouver l’argent de leur voyage, 500 écus par tête ? Où trouver la place sur les navires ? Ce n’est même pas 300 missionnaires, mais bien 400 qui devraient s’embarquer, tant il faut redouter de morts en route. Une fois en Annam, les souverains indigènes tolèreront-ils pareille abondance d’étrangers, eux qui ne souffrent qu’à grand peine la présence momentanée de quelques rares prêtres à l’entrée de leurs territoires ? Ce serait courir au devant d’une persécution comme celle qui désole l’Eglise du Japon. La chrétienté japonaise meurt de n’avoir pas fait en temps voulu un clergé japonais. »[31]
Aussi pouvait-on suivre les histoires des nominations parmi les autochtones pour devenir prêtres destinés à être évêques dans ses terres natales, en plus de cause des difficultés du travail des missionnaires européens qui ne pouvaient pas de déplacer avec la même facilité que le pourrait faire un évêque indigène.[32]
Mais ces idées étaient destinées à échouer. Dans une opinion typiquement critique, « L’expérience ne prouve que trop malheureusement que les prêtres tonkinois qui ne sont point visités [par les missionnaires français] font plus de mal que de bien »[33], dit M. Le Roy. Blandin d’ailleurs est étonné de découvrir que certains de ces prêtres « permettaient et conseillaient même aux chrétiens des choses clairement opposées au premier précepte du Décalogue qui défend les superstitions et toute coopération aux superstitions ».[34] On peut relever donc que les prêtres autochtones ne renonceraient qu’avec difficulté à leurs habitudes mieux connues dès leur naissance que les nouvelles idées apportées des pays lointains par les missionnaires.
La difficulté pour ces derniers était de trouver une manière de surveiller tout ce qu’enseignaient les catéchistes et les prêtres autochtones, une tâche vraiment impossible vu les circonstances politiques dans lesquelles les missionnaires se trouvaient-ils au Viêtnam. Déjà mentionné est l’idée que l’on ne pouvait cacher tant de religieux que nécessaire prendre la place d’un clergé autochtone nécessaire, mais réellement impossible. Pourquoi ? Il faut considérer les interactions entre les missionnaires et leurs hôtes, les membres de la seigneurie viêtnamienne.
Les relations avec le chua et avec ceux qui l’entourent dans la cour sont toujours susceptibles au va-et-vient des sentiments du roi tonkinois envers les missionnaires, visiteurs étrangers. On peut imaginer autant de semblable dans la Cochinchine. Tantôt le chua reçut bien les missionnaires, même en offrant à travers un de ses mandarins « une maison fort commode en laquelle il le fit conduire en pompe, monté sur le plus beau de ses éléphants »[35] Tantôt le gouverneur d’une province va ordonner une perquisition chez un missionnaire, ce qui termine par la décapitation d’un pauvre catéchiste qui devient sans l’avoir voulu le premier martyr au Tonkin en 1644.[36]
Intéressant de remarquer ici le commentaire relevé par Chappoulie d’un rencontre avec un missionnaire et le chua régnant. Le missionnaires lui donna « un beau livre de mathématiques fort bien doré, imprimé en lettres chinoises »[37] – citation du récit d’un missionnaire. Dans cet exemple on trouve non seulement un choix aléatoire de cadeau qui est beau quand même, mais plutôt on relève les stratégies des missionnaires, voire leurs connaissances de l’histoire du Viêtnam pour évoquer une bonne réaction de la part du chua. Un livre de mathématique, c’est un domaine qui intéressait les pouvoirs des cultures orientales et qui prédisposait ces derniers à bien recevoir les missionnaires, qui avaient l’habitude d’être fort éduqués dans les sciences et les maths. Un phénomène qui exploitait la même sensibilité aux sciences des Occidentaux tint lieu durant le règne de Trinh Trang, qui, ayant été montré la science d’un missionnaire lorsqu’une éclipse de lune apparut, « inclina de nouveau vers lui »[38]. Un livre imprimé en lettres chinoises ne peut que renvoyer à l’importance de la culture chinoise dans la haute culture du Viêtnam, ce qui est une reconnaissance nuancée de la part des missionnaires et bien utilisée dans le choix de cadeau pour être bien reçu par le chua.
Même si les missionnaires voulaient renoncer à tout contact avec les membres de la seigneurie pour éviter les conséquences désastreuses, ceci n’était pas possible étant donné le degré auquel les gouverneurs suivaient néanmoins les mouvements des missionnaires. Pour empêcher aux gouverneurs et aux juges de rien faire contre les missionnaires, il fallait donc commencer au plus haut du système de pouvoir au Tonkin, à savoir avec la cour du chua. Par exemple, on lis dans les textes des missionnaires la conversion d’une dame de la cour qui accepte la foi nouvelle, un « gain précieux » donc qui fait des conversions dans son entourage, qui coïncidait à celui du souverain.[39]
Dans cet entourage sont aussi les eunuques, peut-être les lettrés les plus proches du souverain « dont l’infirmité, accidentelle ou voulue, exprime cette fidélité même [au souverain] »[40] et qui avaient, donc, pas mal d’influence sur lui. Comme lettrés, et comme nous l’avons vu, les lettrés connaissaient par définition le mieux les principes du confucianisme et donc pouvaient être les plus menacés par les « dangers » de cette foi qui se répandait dans leurs territoires.
Résultat de ces pressions internes : plusieurs résurgences de répression contre les chrétiens, européens ou viêtnamiens, tous les plusieurs années au cours du XVII° siècle[41] et une forte répression en 1712 où un nouvel édit ordonna « la destruction de la religion des Portugais »[42].
Deux mondes se sont heurtés au cours des missions catholiques au Tonkin des XVII° et XVIII° siècles. Le résultat de ces rencontres peut bien être une sorte de lent échec quant à la mission elle-même au Tonkin, même si l’évangélisation entraîne forcément des empêchements graves. Du point de vue historique, en revanche, on peut relever des nouvelles données sur les deux mondes concernés, dans ce cas le monde occidental chrétien et le monde oriental non chrétien. La rencontre de ces deux nous a donc permis d’analyser plus profondément les réactions des croyants de religions telles le confucianisme, le taoïsme, même le bouddhisme, et aussi les dynamiques socioculturelles résultant des besoins des pouvoirs orientales vis-à-vis leurs sujets et les nouvelles influences occidentales.
[1] Henri CHAPPOULIE, Aux origins d’une église : Rome et les missions d’Indochine au XVIIe siècle (Paris : Bloud et Gay, 1943). 48.
[2] Chappoulie, 49.
[3] Ibid., 65.
[4] Ibid., XVII.
[5] Ibid., 68.
[6] Ibid., 72.
[7] Chappoulie, 22.
[8] Alain FOREST, Les missionnaires français au Tonkin et au Siam, XVIIe – XVIIIe siècles. Analyse comparée d’un relatif succès et d’un total échec. Livre II, Histoires du Tonkin (Paris : Éditions L’Harmattan, 1998). 87.
[9] Chappoulie, 76.
[10] Forest, 133.
[11] Ibid., 133.
[12] Ibid., 136.
[13] Ibid., 153.
[14] Chappoulie, 57.
[15] Ibid., 66.
[16] Ibid., 66.
[17] Forest, 15.
[18] Ibid., 14.
[19] Jean GUENNOU, Missions étrangères de Paris (Le Sarment Fayard, 1984). 75.
[20] Ibid., 74.
[21] Chappoulie, 16.
[22] Ibid., 16.
[23] Forest, 137.
[24] Forest, 174.
[25] Ibid., 60.
[26] Ibid., 141.
[27] Guennou, 74.
[28] Ibid., 74.
[29] Chappoulie, 78.
[30] Ibid., 92.
[31] Ibid., 103.
[32] Forest, 170.
[33] Ibid., 246.
[34] Forest, 246.
[35] Chappoulie, 23.
[36] Ibid., 29.
[37] Ibid., 33.
[38] Chappoulie, 36.
[39] Ibid., 24.
[40] Forest, 31.
[41] Ibid., 126.
[42] Ibid., 180.
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